Nous défaisons le monde
Comprendre le monde est une formidable quête et la vertu des sciences est à ce titre incontestable. Elles découvrent ce qui procède du fonctionnement et de l’équilibre du monde. Grâce aux connaissances qu’elles dévoilent, nous inventons des technologies nouvelles que nous assemblons en des constructions aux technologies hétéroclites mais aux fonctions cohérentes. C’est la phase de la fabrication. Et lorsque nous fabriquons en grand nombre des machines pour les répandre, nous produisons. Un système est décrit ! Découvrir, inventer, fabriquer, produire décrit un processus, de la découverte du monde jusqu’à son développement et son extension.
Mais lorsque nous produisons nous défaisons le monde.
Ce qui était assemblé, réuni en une matière première – sources naturelles, gisements, mines – est dispersé peu à peu. Après découverte et captage, les matières premières subissent des traitements nécessaires pour leur utilisation dans des champs d’applications multiples. Ainsi transformées, elles seront incorporées dans des matériels qui seront produits en grands nombres et propagés sur tous les continents. C’est une pulvérisation de plus en plus fine des matières premières qui se produit alors. Produire est une logique de déconstruction du monde.
Disséminons-nous ainsi ce qui fut rassemblé dans une cohérence ? Ce – chaos de départ – dont la genèse nous échappe. Et ce – chaos – qui nous apparût comme un grand désordre du monde, ne fut-il pas considéré tel que par notre incapacité à le comprendre ?
Mais pour comprendre le monde faut-il le dépecer ? Interroger ses viscères ? Faut-il connaître le cœur de la matière pour apprécier les vertus de la nature et en jouir ? Nous ordonnons le monde à notre piètre regard. De lignes imprécises nous traçons des droites. De formes arrondies – inouïes – nous formons des parallélépipèdes, des formes à angles vifs. De volumes approximatifs nous modelons des sphères justes, des cubes, des pyramides.
Nous dénombrons. Nous classifions. Nous extrayons. Nous ordonnons. Et nous appelons cela, vivre ! Nous occupons notre temps à faire - à défaire - le monde. Ce monde où il ne faudrait que vivre. Regarder, sentir, entendre, toucher : « Jouir du monde et exister ! »
Peu à peu nous défaisons le monde. Nous voulons le réduire à notre connaissance, notre maîtrise. Nous nous rendons maîtres du monde et de tous ses autres occupants, et ainsi nous défaisons cet équilibre. Équilibre précaire, - magnifique ! -, sous nos yeux impuissants qui malgré notre orgueil, nos vanités, se délite.
Les grands cycles se perturbent.
Les températures se dérégulent d’abord. Les forêts s’amenuisent. La fièvre parcourt la planète. Les pôles transpirent. Les déserts s’étendent. Les cours des fleuves et des rivières se dérèglent. Les niveaux et la température des océans et des mers l’élèvent.
Le désordre du monde, tel qu’il nous apparaissait, n’était peut-être qu’un bel équilibre dont le travail de sape a débuté il y a bien longtemps déjà…