La part de l'ange
J’avais souvent été intrigué lors de conversations par des différences de comportements de certains interlocuteurs selon qu’ils se trouvaient en groupe ou en tête-à-tête. L’impression qu’ils me laissaient selon l’une ou l’autre situation en était alors sensiblement modifiée. Mais je compris que ce que d’abord j’avais pris pour de la duplicité n’était parfois que le déplacement - volontaire ou inconscient - de l’apparence de leur personne. Un éloignement du centre vrai - et juste - de la personne, adapté au nombre, à la nature et à la qualité des personnes présentes. Un comportement que je voulus considérer comme un liant naturel, un geste de coexistence avec les autres.
Je me représentais alors sous une forme de sphères gigognes, similaire à une représentation schématique d’un atome, les différentes couches que traversait le trajet d’une relation de l’un vers l’autre. Du noyau premier jusqu’à une périphérie extérieure, ces strates sphériques s’échelonnaient du centre - au cœur de l’homme -, vers une couche externe en modifiant à mesure la nature de la relation aux autres : d’une relation d’intimité vers une communication fonctionnelle.
L’individu qui m’apparaissait lors d’une relation - entre-deux - me paraissait plus naturel, mieux saisissable. Plus vulnérable aussi, laissant apparaître parfois l’essence de son intériorité. Une vulnérabilité, comme une porte laissée entrouverte vers un univers intérieur. Vulnérabilité comme un partage consenti de l’un à l’autre. Vulnérabilité où sourd par éclats, fragile, la beauté intérieure de l’être humain, celui avec qui on partage richesses.
Un problème de vocabulaire après cette constatation se posa : comment nommer ce centre de l’homme ? Homme ? Individu ? Humain ? Être ? Comment nommer cet alter ego ?
Ce n’est que plus tard qu’il m’apparut que la poésie devait être l’expression de ce noyau intime autour duquel se fonde l’être humain. Ce centre d’où le feu du langage exprime l’intime ressenti, cette perception de l’homme dans sa confrontation au monde. La poésie est dans son fondement même l'expression d'un langage qui puise sa sève au cœur même de cet être premier.
Comment dès lors parler de l’homme ? De l’émergence de sa parole si ce n’est qu’en posant la question : - Qui parle là ? Comme Philippe Jaccottet le fait à propos d’une voix intérieure : « Qui chante là quand toute voix se tait ? » dans son poème “La voix”, du recueil L’ignorant. D’où parle l’autre ? Le choix d’un mot approprié s’imposa pour déterminer ce centre de l’homme et pour tenter d’approcher : celui qui parle, en son lieu ! À mesure de ma réflexion le mot « Être », m’a semblé le plus approprié pour désigner ce noyau intime de l’homme. Cet Être unifié et complexe, au plus cœur de sa source. Défait de la composante sociale. Être nu, mais non dénué de sa problématique au monde. Parfois contradictoire dans la résolution de soi, sa présence dans le monde.
La poésie - sa source -, pour une part, pourrait être l’écho de cette réflexion intime, prise dans l’élan et la volonté d’une résolution de soi au monde.
L’Être se situe sous l’individu social. Sous le membre composant une famille. Sous l’apparence de l’homme ou de la femme. L’Être est celui qui vit au creux de nous et qui est présent en tout Être humain peuplant notre planète.
Et cet Être, qui s’exprime et s’interroge, est asexué comme un ange et est parfois pourvu d’ailes de langage qui font traverser des territoires en des sillages qui noircissent la page.
L’Être comme l’ange, dénué de tout, dans cette question du désir que porte sa question :
Comment vivre ?